« Le succès d’une entreprise, avant tout une question de croyances » Jean-François Galloüin

Jean-Francois Galloüin

Professeur à l’Ecole CentraleSupélec et à l’Essec, responsable d’un Master Spécialisé
« Centrale Essec entrepreneurs », fondateur et ancien dirigeant de plusieurs sociétés,
Jean-François Galloüin, doté d’une perception très fine du monde entrepreneurial, suit de nombreux jeunes – et moins jeunes – dans leur parcours de création d’entreprises.

Culture business, nouvelles dynamiques, entreprise libérée, il nous explique pourquoi l’aventure entrepreneuriale est surtout une histoire de croyances. Confidences.

Bonjour Jean-François. Débutons cet entretien par une question qui suscite le débat. À quoi correspond, selon vous, la réussite d’une entreprise ?

Tout dépend de votre point de vue. Celui du fondateur, de l’actionnaire, du salarié, de l’État, de la communauté ? Il s’agit de se demander pourquoi je créé une entreprise alors que je pourrais être salarié. Ceux qui créent ont un objectif très personnel, qui peut être très variable d’une personne à une autre. Beaucoup d’études ont été réalisées pour connaître les moteurs qui gravitent autour de la création d’entreprise. L’envie de vivre une aventure ? Le besoin d’indépendance ? Le besoin d’impact positif sur la société, la nature ? L’envie aussi de gagner de l’argent ? Le critère de la réussite, notion toute relative, dépend des motivations initiales. Prenons l’exemple d’un produit qui trouve son marché, qui a un impact positif mais une performance économique faible. Pour d’aucuns, il s’agira néanmoins d’une réussite. Evidemment, pour un économiste ou un professeur de management, les critères demeurent beaucoup plus généraux : ils s’en tiendront d’abord au chiffre d’affaires, à sa progression et à la rentabilité. Cela fait plus de 20 ans que j’accompagne des étudiants. Je leur dis que l’aventure entrepreneuriale est une aventure très personnelle. Je leur dis “C’est vous qui allez vous faire plaisir, c’est vous qui allez décider de ce que vous souhaitez faire et de ce qui vous satisfera !”.

Votre regard quant à la réussite a-t-il changé au cours de ces dernières années ?

Aujourd’hui, il est beaucoup question de l’entreprise libérée. Comment peut-on sortir de cette sacro-sainte organisation pyramidale ? Il est vrai que je sens un glissement, l’objectif économique était prépondérant avant. Il diminue progressivement, au profit de l’envie d’impacter, nouvelle préoccupation des entrepreneurs d’aujourd’hui. Je vous donne un exemple. Il y a un cours que j’enseigne depuis 20 ans à CentraleSupélec. Pendant les 5 premières années de ce cours, le sujet des entreprises à impact n’existait pas. C’est à la demande des élèves, il y a une quinzaine d’années, que l’on a commencé à y consacrer des sessions, autour de sujets comme l’énergie, la gestion de l’eau, le vieillissement de la population, etc. Cette année, les étudiants travaillent sur des cas d’entreprises réelles et 3 sur 4 sont des entreprises à impact !

Le succès d'une entreprise avant tout une question de croyances


Quelle(s) nouvelle(s) dynamique(s) ressentez-vous ?

Le mouvement de la Greentech est arrivé sur le devant de la scène au début des années 2000, avant les fonds à impacts, plus récents. C’était il y a 5-10 ans. Pour la première fois, on était prêts à abandonner un peu de performance économique pour, en contrepartie, créer un impact social positif. C’est le principe de l’impact investing. Et je parle également de façon personnelle. En tant qu’investisseur, je me préoccupe de plus en plus de la façon dont une innovation peut être reçue au regard de l’impact. Le minimum qu’on lui demande, c’est d’être neutre.
En revanche, il faut le souligner, il y a toujours eu des hommes et des femmes qui ont eu la volonté de changer le monde, d’impacter positivement. Seulement avant, on séparait ces personnes de celles qui étaient dans une culture purement capitaliste. Les frontières s’estompent dorénavant, on le remarque jusque dans les associations ! Certaines, en adoptant une culture business, verront leur influence amplifiée. Ce qui est clair, c’est que les jeunes générations sont très très sensibles à l’impact écologique. C’est devenu un critère fondamental dans leur choix d’entreprise, autant chez les femmes que chez les hommes. Si l’entreprise n’a pas un impact au minimum neutre, au mieux positif, ils n’iront pas.

Pourriez-vous revenir sur le concept d’entreprise libérée ?

C’est tout simplement essayer de repenser le “contrat social” créé au sein de l’entreprise entre le patron, les actionnaires et les différents employés, en redonnant plus d’autonomie aux salariés, pour qu’ils s’impliquent davantage, s’approprient plus les projets et soient mieux responsabilisés. Bien sûr, cela devient compliqué quand l’entreprise croît. C’est la notion même du management qui est totalement repensée. Il s’agit d’un vrai champ de recherche. Encore aujourd’hui, on ne sait pas bien quel est le bon modèle. On rejette le modèle ancien, sans avoir bien bien défini quel pourrait être le nouveau. Les modèles organisationnels sont en perpétuelle évolution…

Que pensez-vous du rôle politique de l’entreprise ?

C’est une question très compliquée, c’est l’histoire du paradoxe de l’oeuf et de la poule. L’acteur politique, c’est l’élu. Mais qui est derrière ? C’est le citoyen. Or, les citoyens sont les consommateurs. Certes, les entreprises peuvent influencer, orienter, mais elles restent plugguées au consommateur. Ce sont eux qui jouent un rôle majeur. Si on reformule, l’entreprise vend à des personnes qui ont envie d’acheter le produit. Le patron de l’entreprise peut en partie influencer, dans la mesure de ce que les consommateurs sont prêts à acheter et de ce que la réglementation permet. Et qui est derrière la loi ? Le citoyen ? Tout est très imbriqué. Qui influence l’autre ? L’entreprise crée-t-elle
ou subit-elle ?

Le succès d’une entreprise est donc lié au contexte…

Tout à fait. On voit apparaître de nouvelles entreprises qui ne fonctionnent que parce qu’il y a des personnes qui veulent acheter ce produit-là. Une entreprise peut-elle créer un marché ? Ou ne fait-elle que révéler des marchés, des demandes latentes ? Certains d’entres nous sont prêts à manger des steaks végétaux au goût de viande. Les industriels qui commercialisent ces produits-là aujourd’hui, auraient-ils réussi il y a 20 ans ? Il est permis d’en douter : nous n’aurions probablement pas été prêts. C’est le contexte qui doit être favorable.

Vous évoquez la notion de croyance, fondamentale, lorsque l’on créé une entreprise. On se lance dans l’aventure parce que l’on croit en son projet. Sans preuve, sans savoir s’il va fructifier… Au fur et à mesure, cette croyance devient tangible (ou non). Pourriez-vous développer ?

En effet, et il ne s’agit pas de motivation. La création d’une entreprise est un parcours, un ensemble d’hypothèses. C’est d’abord l’hypothèse de la personne qui pense être capable, qui croit que c’est possible, en attendant la preuve. La deuxième hypothèse, c’est la personne qui croit qu’il y a des personnes qui vont être intéressées par ce qu’elle propose et qui vont acheter son produit. La troisième hypothèse, c’est l’équation économique, à minima, rentable. C’est à chaque fois un coup de poker. On connaît des exemples marquants qui n’ont pas fonctionné. Le Newton par exemple, projet d’Apple qui préfigurait la tablette tactile, lancé en 1993 et abandonné en 1998. Citons plus récemment Google et son projet Google Glass, abandonné pour le grand public en 2015. Tous les entrepreneurs font, constamment, des hypothèses, plus ou moins audacieuses. Enfin, il y a la cible que vous visez. Parfois vendre cher est moins risqué ! Si vous vendez un produit de luxe 10€, les gens ne l’achèteront pas, ils considèreront que ce n’est pas du luxe. La cohérence dans le luxe impose que ce soit cher. Ce sont là des réflexions autour de la perception de la valeur. Le travail de l’entrepreneur, c’est d’avancer et de valider, ou d’invalider parfois, des hypothèses. Et la dernière d’entre elles, c’est l’hypothèse d’exécution, que chacun fait, aussi bien l’entrepreneur innovant que celui moins innovant. Pour ce dernier, si son offre est déjà bien connue (exemple avec un projet de boulangerie), il émettra l’hypothèse qu’il saura bien proposer ses produits, comme les autres ont su le faire avant lui et deviendra un bon dirigeant plutôt qu’un créateur au sens innovateur.

A quoi pourrait ressembler l’entreprise de demain ?

Une prise de conscience planétaire

En 1990, pouvait-on imaginer le télétravail ? Non, cela aurait été de la science fiction. Ce qui est fascinant, c’est de constater l’accélération, considérable lors des 3 dernières décennies, notamment au regard de la vitesse d’absorption de certaines technologies par les marchés. En combien de temps un produit atteint-il les 80% de parts de marché ? La voiture a été lancée au début du siècle dernier. Il a fallu environ 80 ans pour que 80% de la population en possède une. La radio ? Il a fallu attendre 60 ans. La télévision ? Ca diminue, c’est 20-30 ans. Les ordinateurs ? 20 ans. Les smartphones, quelques années, 5 ans tout au plus. Plus on se rapproche de notre époque et plus les vitesses d’absorption des technologies augmentent considérablement. En tant qu’entrepreneur et en tant que manager, on a fortement intérêt à être le plus agile possible.

Votre réflexion vise-t-elle seulement les technologies ? Nos cultures changent-elles aussi vite que nous absorbons les technologies ?
Les habitudes de consommation sont-elles également concernées ?

On constate qu’on est capable de changer de comportement très rapidement, plus ou moins sous la contrainte. Je pense à l’interdiction de la cigarette dans les lieux publics, les nouvelles habitudes alimentaires, sanitaires (la pandémie de Covid-19 en est l’exemple frappant le plus récent), le rapport à la propriété qui évolue avec la location d’appartement via Airbnb par exemple, l’achat d’une voiture qui n’est plus du tout un sujet pour les jeunes aujourd’hui, etc. Les générations mutent très rapidement, tout est corrélé. La génération d’après est marquée par l’environnement que lui laisse la précédente. Les enfants naissent aujourd’hui avec des smartphones dans les mains. Alors forcément, ils auront un comportement, des attentes et une façon d’interagir avec le monde totalement différents de ceux des générations précédentes (génération Z, génération Y – millennials - et sa quête de sens, baby boomers…).

Alexandra Corsi Chopin