« Le monde d’après existe, il a 3,8 milliards d’années » Alain Renaudin

Alain Renaudin

Alain Renaudin est fondateur de Biomim’expo, Président de NewCorp Conseil et membre de l’Advisory Board de FinX. Considéré comme l’une des figures emblématiques du biomimétisme en Europe, c’est avec lui que BaseX choisit de débuter son cycle d’interviews. Guidé par cette discipline qui lui est chère, il questionne autour d’un sujet majeur et global : l’individu face à ses responsabilités climatiques.

Bonjour Alain. Passionné et expert du biomimétisme, vous dites qu’il faut prendre pour modèle ce qui a fait ses preuves depuis 3,8 milliards d’années : le vivant. Aujourd’hui, ce n’est plus le temps du pourquoi, c’est le temps du comment. Expliquez-nous.

Alain Renaudin : L’homo sapiens sapiens est une espèce orgueilleuse et prétentieuse qui n’aime pas être exposée à des problèmes dont elle n’a pas la solution. À force d’alerter sans proposer, ou en proposant peu, on entretient une angoisse. La résultante, c’est le déni psychologique. Dans cette invitation à passer du pourquoi au comment, il s’agit de reconsidérer la place de l’Homme au sein de son biotope* et de son écosytème. Demain naîtra de ce que nous déciderons de faire grandir du présent. Depuis 30 ans, on a beaucoup fait la pédagogie du pourquoi il fallait changer, pourquoi on allait dans le mur, etc. Je travaille depuis 20 ans sur des enjeux RSE & développement durable, à travers le biomimétisme on passe enfin de la pédagogie du pourquoi à la pédagogie du comment, en considérant la nature/l’écologie/la biodiversité non plus comme un problème mais comme une solution. Et ça change tout. Le développement durable a trop longtemps été considéré comme une quête du graal. Il existe en réalité depuis 3,8 milliards d’année, à fortiori depuis des centaines de millions d’années (pour parler des espèces et de leur durée de vie). La bonne nouvelle, c’est que l’homme n’a pas besoin d’inventer le développement durable, il a juste à s’inspirer de la nature pour l’appliquer à lui-même ! Cette bascule du pourquoi au comment est l’un des leviers qui explique le succès du biomimétisme. La nature est notre alliée, le vivant une boîte à outils à différentes échelles. Reconsidérer l’écologie, c’est nous reconsidérer nous-mêmes. On meurt des constats, des rapports, des audits, qui souvent nous disent ce que nous savons déjà. La question, c’est « et maintenant ? »

Vous dites que l’humanité ne sauvera pas la nature. C’est la planète qui la sauvera. En revanche, l’humanité est mise face à ses responsabilités : elle doit préserver la nature. Pouvez-vous nous expliquer ce choix de sémantique, qui conditionne tout votre cheminement de pensée et de travail ?

Notre interdépendance nous montre que c’est évidemment la planète qui va sauver l’espèce humaine, si celle-ci se remet en osmose et en harmonie avec l’ensemble de l’écosystème vivant qui l’entoure. L’Homme a un devoir moral, il doit protéger les écosystèmes. Quand on met en place des actions régénératives pour protéger la biodiversité, ça marche. Changez les comportements de millions d’automobilistes et vous verrez le taux de dioxyde de carbone dans l’air se réduire. Mais sur une échelle du temps long, la biodiversité n’a pas besoin de l’homme pour se porter bien et mieux. La vie n’est qu’évolution. Sur des centaines de millions d’années, ce que nous connaissons de la biodiversité d’aujourd’hui n’a pas toujours été. Il n’y a pas toujours eu des ours polaires, il n’y a pas toujours eu non plus des forêts, des pangolins… Sur l’échelle de 3,8 milliards d’années et en se projetant sur les 3,8 milliards d’années prochaines, les ours polaires auront disparu, les pangolins auront disparu, d’autres seront arrivés. Sur le temps extrêmement long, nous ne sommes que peu de choses.

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Quel est le meilleur moyen de protéger l’espèce humaine ?

Sortons de cette vision anthropocentrée qui consiste à penser que l’homme est l’avenir du monde, y compris du monde de la biodiversité. Cette vision anthropocentrée est ridicule : la vie a démarré sans nous. Elle continuera probablement sans nous. En tout cas, elle n’a pas besoin de nous. Ce qui n’exclut pas le fait qu’on peut agir positivement. Le meilleur moyen de protéger l’espèce humaine en tant qu’espèce est de développer une symbiose bénéfique avec l’ensemble du biotope.

Quels enseignements tirez-vous de la pandémie de Covid-19 ?

La crise actuelle n’est qu’un révélateur qui cristallise des phénomènes anciens. Tout ne commence pas avec le Covid-19, et le monde d’après n’est pas à inventer. Ce monde souhaitable de demain a déjà été amorcé, il faut l’accélérer. Nous prenons vraiment conscience de notre communauté de destins en tant qu’espèces. C’est probablement une première dans l’Histoire de l’humanité. L’humanité s’est toujours développée par conquêtes agressives. L’affrontement a toujours été religieux, militaire, ou économique. Ici nous n’avons pas d’ennemi et nous retrouvons notre animalité. Nous nous rendons compte que nous sommes en train de nous battre dans une cour d’école. L’école est en train de s’écrouler autour de nous, et elle va finir par s’écrouler sur nous. Aucun vainqueur n’en sortira. Il faut arrêter d’avoir une action massacrante car c’est en réalité un couteau que nous retournons contre nous-mêmes. C’est ça que nous enseigne le Covid-19, c’est un retour de bâton, un rappel à l’ordre. Cette pandémie révèle aussi que les enjeux climatiques, écologiques se sont rapprochés de nous sur l’échelle spatiale et temporelle. Ils ne concernent plus les générations futures, mais nous-mêmes. Ils ne concernent plus des contrées lointaines, mais nous aujourd’hui chez nous. Ils ne concernent plus les enfants de populations lointaines. C’est moi, aujourd’hui, chez moi qui suis touché. La pollution atmosphérique, l’une des principales causes de mortalité, était jusqu’à présent l’un des révélateurs de ces enjeux. Elle s’était rapprochée de nous tous, partout, mais restait insidieuse, indirecte et lente, là où le Covid-19 est rapide, identifié, nommé sans débat. Notre avenir est intimement lié à l’avenir de tout le reste. Prendre soin de la planète, c’est prendre soin de nous-mêmes, et de l’humanité. C’est une planète saine qui pourra sauver l’humanité.

Que pensez-vous de l’acteur politique ?

Nous manquons de vrais projets de société. Politiquement, nous avons le plus souvent eu des campagnes de rejet plutôt que de projet. Mais les choses évoluent. De grandes instances d’experts comme le GIEC, l’IPBES (Science and Policy for People and Nature, ndlr), doivent de plus en plus devenir des acteurs politiques, au sens noble, des gestionnaires du bien commun, des forces de propositions. Proposer, c’est s’exposer. Ça veut dire faire des choix, ça veut dire hiérarchiser. C’est compliqué. Nous ne pouvons pas nous adapter sans changer. Et changer signifie proposer des solutions pour vivre autrement.

Les acteurs économiques sont fondamentaux. Que vous inspire la notion de responsabilité de l’entreprise ?

Il faut reconsidérer les modèles. Et il faut les encourager. Je n’adhère pas à cette idée de discours un peu fréquent, un peu facile, qui consiste à dire à travers une formule un peu définitive, qu’il y a beaucoup de greenwashing dans ce que font les entreprises. Je ne dis pas ça, ou alors je demande de le démontrer, par une analyse circonstanciée des rapports de développement durable d’un grand nombre d’entreprises (audits, etc.). C’est trop facile, et aujourd’hui en particulier, car personne ne vous contredira. C’est bien plus compliqué de démontrer le contraire. Depuis un certain nombre d’années, je considère l’entreprise comme le nouvel acteur politique de nos sociétés, au sens de la gestion du bien commun, pour une raison assez simple : l’impact et l’effet de levier sont aujourd’hui beaucoup plus du côté de la sphère socio-économique que du côté de la sphère politique. Bien sûr, la sphère politique a le pouvoir de légiférer, elle devrait proposer un projet de société. Celui qui agit et qui peut agir est principalement l’acteur économique, associatif, citoyen. Au cours des 50 dernières années, cet acteur économique a beaucoup tiré profit d’une action non vertueuse de modèle de développement économique. Aujourd’hui il se rend compte que ce n’est pas tenable et comprend qu’il peut tirer profit de manière beaucoup plus importante d’une action vertueuse. A commencer par le point de vue de la pérennité du modèle économique : ce n’est plus pérenne de saccager les ressources dont vous vous servez pour fabriquer vos produits. Pour des raisons humaines aussi : en matière d’attractivité de marque employeur, en matière de capacité à séduire sur un projet, en matière de mobilisation de population interne, en matière de discours vis-à-vis des parties prenantes (y compris des actionnaires). Pour pérenniser ces activités, cela fait 20 ans que je développe et que je prône, quitte à être un peu provocateur, et en complément à la philanthropie ou au mécénat, le “développement durable d’intérêt”, comme un actif profitable d’un nouveau paradigme économique. C’est beaucoup plus puissant de s’inscrire dans une action vertueuse. Cette dynamique de mise en résonance positive est en route. On va dans le bon sens.

Nous souhaiterions en savoir un peu plus sur votre parcours de citoyen responsable et engagé. Quel a été le moment où vous vous êtes dit “je dois faire face à mes responsabilités climatiques ?”

J’ai toujours été très curieux et sensible au monde qui nous entoure. Mais il y a eu un déclic en particulier, le fameux Sommet de Johannesbourg en 2002, où Jacques Chirac prononce la fameuse phrase « Notre maison brûle et nous regardons ailleurs ». A cette époque-là, je commençais à pressentir qu’il se passait quelque chose. Alors que le mot développement durable commençait à prendre possession du débat public, on a vu une première génération de “Monsieur et Madame développement durable” arriver dans les grands groupes. Le début des années 2000 correspond à la nouvelle loi NRE : l’obligation des entreprises cotées de rendre compte de leurs impacts. C’est l’époque où l’on se demande à quel point le développement économique que nous connaissons est pérenne avec les ressources qu’il sollicite.

Quand avez-vous découvert le biomimétisme ?

J’ai découvert le biomimétisme quand nous étions quelques-uns à créer le Ceebios (Centre d’Etudes et d’Expertise en Biomimétisme, ndlr). Je trouvais dommage que la communauté gravitant autour du développement durable ne connaisse pas cette approche, qui est véritablement l’une des voies d’avenir. Au-delà des aspects technologiques et scientifiques, elle apporte des réponses philosophiques et politiques. Le premier effet de masse du biomimétisme ne tient pas à une technologie, disruptive, qui ferait complètement basculer un secteur d’activité industriel, mais au changement de regard proposé sur le vivant, une reconsidération à 180 degrés de l’environnement.

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Pourriez-vous nous donner un exemple ?

C’est formidable de parler d’un scarabée en décrivant sa taille, son poids, ce dont il se nourrit, l’environnement dans lequel il vit. Certes. Mais si vous continuez l’histoire en expliquant qu’il a une carapace qui lui permet de récolter de l’eau dans le désert, qu’il a des élytres qui se replient de telle manière, prodigieusement sophistiquées, etc… alors vous réenchantez le discours sur la biodiversité et vous créez des passerelles sémantiques. Quand un entomologiste vous décrit un insecte en continuant l’histoire, en vous racontant qu’il est capable d’auto réguler sa température, qu’il a une coloration structurale sur ses ailes, qui sont par ailleurs antibactériennes et hyperhydrophobes, alors l’entomologiste parle à l’ingénieur, le biologiste parle au chimiste, etc. Le biomimétisme ne fait que jeter des passerelles sémantiques entre différentes populations académiques, scientifiques, industrielles, qui ont besoin de retrouver un langage commun. Le biomimétisme est une proposition de langage universel reliant les hommes, les disciplines et les secteurs d’activité, et recrée une langue commune de l’espèce humaine.

BaseX, carrefour de rencontres porté par FinX, s’attachera à éclairer son propos selon 3 angles et autant de voix/voies de réflexion : l’individu face à ses responsabilités climatiques, l’entreprise face à ses engagements environnementaux, la collectivité face aux enjeux générationnels. Sur quoi estimez-vous que BaseX sera attendu ?

J’encouragerai BaseX à être un révélateur d’autres champs du possible. Il faut provoquer des déclics, parfois un peu vertigineux, qui montrent et démontrent qu’on peut faire autrement, Non, ce n’est pas toujours un “Everest”. Parfois la première étape est celle du changement de regard sur un problème posé. Un changement de regard… C’est justement le leitmotiv de BaseX. Il y a beaucoup d’individus qui font bouger les choses dans le bon sens et nous allons leur donner la parole. Oui, nous sommes tous formatés… Mêmes les personnes les plus ouvertes restent, plus ou moins, formatées. Si BaseX peut, à l’instar de la lettre x, être un carrefour de regards, de compétences, de techniques (etc.), ça sera un enrichissement pour révéler d’autres possibles, qui ne sont, encore une fois, pas forcément des “Everest”! Par exemple, en prouvant qu’on peut faire avancer un bateau avec autre chose qu’une hélice ! Je crois beaucoup à l’hybridation des idées. En télescopant les regards, on ne voit pas le monde de la même manière. J’en fais le constat tous les jours ! Les grandes idées bioinspirées sont pluridisciplinaires, elle viennent du collectif. Reprenons l’exemple du scarabée. Nous avons tous une façon différente de décrire un scarabée : on enrichit ainsi notre connaissance commune. La connaissance commune est plus grande que la somme des connaissances (à l’instar des écotones plus riches en biodiversité sur les écosystèmes qu’il recouvre) : c’est la méta connaissance.

Vous êtes une personne fondamentalement positive. Que pensez-vous du discours médiatique délétère ambiant ?

Je veux revenir à l’idée du greenwashing. On a tendance à vouloir être tout de suite dans un esprit critique. C’est assez culturel en France, on se valorise dans la révolte, le refus ; on est faible lorsqu’on acquiesce. Reconnaître que l’autre a raison est souvent perçu et vécu comme une abdication. L’Histoire retient que les hommes forts sont les hommes qui ont dit non. Le problème, c’est qu’en agissant ainsi, on décourage l’initiative. Or, il est très difficile d’avoir une action 100% positive. Il faut accepter d’avoir une action qui n’est pas encore idéale, mais qui va dans le bon sens. Je préfère encourager la bienveillance pour avancer, c’est une technique très puissante. On peut être fort en disant “oui” ! Je fais souvent le pari de la sincérité, il y a plus d’hommes et de femmes de bonne volonté que d’hommes et de femmes néfastes. Dans notre monde médiatique, un arbre qui tombe fait plus de bruit qu’une forêt qui pousse. On ne fait que des “une” sur les arbres qui tombent ! C’est idiot. C’est la meilleure façon de décourager les initiatives positives. Et c’est pour cela que BaseX doit se faire écho de la forêt qui pousse.

Alexandra Corsi Chopin